53 - La guerre sans fin

    Les Conventions de Genève (août 1949, actualisées en 2005) définissent des règles de protection des personnes en cas de conflit armé, notamment les militaires, les blessés et prisonniers de guerre, mais aussi les civils et leurs biens. Elles font suite à une longue conquête de liberté, allant de l’habeas corpus, né dans l’Angleterre féodale, aux droits de l’homme de 1789. L’homicide volontaire et la torture y sont qualifiés de « crime de guerre ». Les Conventions de Genève ont été mondialement ratifiées, ce qui signifie que chacun des États du monde s'engage à les respecter.
    Nul ne devrait donc plus avoir pouvoir de vie et de mort sur un autre, civil ou militaire, sans procès équitable avec possibilité d’organiser sa défense.
    Et pourtant les USA, suite aux attentats du 11 septembre 2001, se sont arrogés le droit exorbitant de tuer sans procès, qui ils veulent, partout où ils le veulent. Jeremy Scahill, en publiant « Dirty Wars »
(Traduit en français aux éditions Lux, 704 pages, 28 €) décrit ce mécanisme de la terreur qui se réactive chaque mardi matin à la Maison Blanche dans le bureau d’Obama. La statue de la liberté a bien du mal à tenir dressé son flambeau.
JK  

drone    Chaque guerre a une fin. Même les plus interminables conflits, ceux dont un esprit rationnel ne parvient parfois plus à envisager l'issue, s’achèvent un jour. Par un accord de paix ou par la victoire d’un camp et l’anéantissement de l’autre.
    Ce que le récit de Jeremy Scahill évoque, ce qu’il permet d'envisager fait froid dans le dos. Cela s'appellerait la guerre permanente.
    Le journaliste de The Nation et cofondateur du site The Intercept, déjà auteur d'une enquête sur la privatisation des guerres américaines (Blackwater. L’ascension de l’armée privée la plus puissante du monde, Actes Sud, 2008), s’attaque cette fois, dans Dirty Wars. Le nouvel art de la guerre, au cœur du pouvoir de la première puissance du monde. Scahill reconstitue la manière dont Washington, en réponse aux attaques du 11 Septembre et à la guerre clandestine d’Al-Qaida, a profondément transformé sa manière de mener un combat militaire.
    Deux constats principaux émergent du livre : le premier est que, au-delà des conflits officiels en Afghanistan et en Irak, la guerre américaine est « une guerre planétaire en secret et en toute liberté » ; le second est que, au-delà de la présidence de George W. Bush, communément critiquée pour la guerre d’Irak, l’usage de la torture et les prisons secrètes, « le programme de capture et d’assassinat du gouvernement américain est en pleine expansion » depuis l’élection de Barack Obama.
    Ecrite comme un thriller, l’enquête de Jeremy Scahill est excellente parce qu’il a travaillé sur deux fronts à la fois. D’un côté, il traîne ses guêtres de reporter dans les montagnes afghanes, les villages du Yémen et les rues de Mogadiscio. De l’autre, aux Etats-Unis, il débusque des informateurs jusqu’au sein des plus obscurs services secrets, notamment le Joint Special Operations Command (JSOC), un organisme des forces spéciales inconnu du public jusqu’à l’opération de la Navy Seal Team 6 contre Oussama Ben Laden, et qui partage avec la CIA la tâche de mener les guerres secrètes.
    Cette méthode de confrontation des points de vue est particulièrement convaincante, par exemple dans le cas de la famille d’Anwar Al-Awlaki, cet imam né à Las Cruces (Nouveau-Mexique) et tué au Yémen par un missile, devenant le premier citoyen américain connu condamné à mort par le président des Etats-Unis. Scahill décrit aussi bien la montée de la fièvre djihadiste que la dérive américaine. Il reconstitue ainsi les décisions et actions de Washington, qui a déployé des « ninjas » du JSOC dans des dizaines de pays, systématisé les attaques de drones et étendu la liste de ses « cibles » à des milliers de noms.dessin de Gorce
LES MARDI DE LA TERREUR
    Chaque mardi, le président américain décide, sur la base de listes établies par le JSOC et la CIA, quels individus sur la planète seront assassinés. Pour être désigné comme « cible », nul besoin d’avoir attaqué ni menacé les Etats-Unis. Il suffit d’être « présumé terroriste », ou militant d’une organisation jugée « ennemie ».
    A Washington, certains ont baptisé ces réunions les « mardis de la terreur ». La Maison Blanche « agit à la fois comme procureur, juge et jury, écrit Scahill. Le président et ses conseillers déterminent secrètement qui doit vivre ou mourir, interprètent les lois derrière des portes closes et considèrent qu’aucune cible n’est illégitime, pas même un citoyen américain ».
    Outre l’Afghanistan, où l’armée américaine est toujours officiellement déployée, trois pays sont particulièrement visés : le Pakistan, le Yémen et la Somalie. Scahill déroule le fil de ce qui semblait partir d’une bonne intention d’Obama : substituer à la « guerre globale contre la terreur » de Bush et à l’occupation militaire de deux pays une « guerre contre Al-Qaida et ses alliés », plus ciblée.
    Le problème est que tout a dérapé. Obama a laissé le JSOC « agir en toute liberté, tel un cheval fou »,et la CIA, pour contrer cette domination des forces spéciales, s’est militarisée au point de devenir « une véritable machine à tuer ». Les guerres secrètes se sont amplifiées. Une pluie de missiles tirés par des drones de combat s’est abattue sur ces pays, tuant aussi des milliers de civils, amplifiant la haine de l’Amérique, renforçant les rangs d’Al-Qaida et de ses alliés.
    Evidemment, les Etats-Unis ont des ennemis habiles, déterminés, menaçants. Le récit de Scahill ne peut donc se lire, afin de comprendre les deux camps, qu’en complément de travaux sur les mouvements djihadistes.
    Reste que le problème posé est diablement pertinent. A partir du moment où l’on considère que « le monde est un champ de bataille » – une thèse néoconservatrice adoptée par Obama –, qu’on assassine et capture secrètement des gens sans qu’ils aient parfois commis le moindre crime, qu’on ne respecte plus le droit de la guerre et le droit international, qu’on mène des guerres sans plus les déclarer, « une question douloureuse demeure : comment une telle guerre peut-elle prendre fin ? »

Rémy Ourdan, le Monde des Livres du 2/05/14