72 - Immigrons !

    Dans la série menteurs et mensonges politiques, il y a évidemment plus gros que Cahuzac, Le Foll et Juppé (articles 67 et 69), l’association Poulain-Corbion (article 70) ou Narendra Modi (article 71).
    La peur de l’immigré, fonds de commerce par lequel le FN engrange ses voix, n’est qu’un fantasme menteur ne correspondant à aucune réalité économique. Bien au contraire. Un chercheur du CNRS l'affirme avec clarté. Si vous voulez de l’avancement, sachez ce qui vous reste à faire : ouvrez la porte de votre boîte aux immigrés.
JK

L’immigration aide l’emploi

    L'extrême droite européenne n'a évidemment pas changé : c'est, aujourd'hui comme hier, la haine de l'autre qui nourrit la peur de l'étranger. Mais elle se pare du masque, plus présentable, d'un « raisonnement » économique et social qui, alors que l'Europe traverse une crise d'une rare violence, trouve des oreilles attentives.
    Ce raisonnement (si l'on ose dire) est simple : s'il travaille, l'immigré nous prive d'un emploi ; s'il ne travaille pas, il profite d'une générosité que l'état de nos finances publiques ne nous permet plus. Dans tous les cas, un immigré de plus, c'est un chômeur supplémentaire. Il suffit d'inverser l'argument pour alimenter la folie nationaliste : refoulez les immigrés, et le chômage disparaîtra…
    Ce fantasme a été balayé par une étude récente (« What Happens to the Careers of European Workers when Immigrants Take their Jobs ? » – «Qu'arrive-t-il aux carrières des travailleurs européens quand les immigrés prennent leur travail», IZA Discussion Paper n 7282, mars 2013), publiée par Cristina Cattaneo (think tank italien Fondation Eni Enrico Mattei), Carlo Fiorio (université de Milan) et Giovanni Peri (université de Californie, à Davis).
    Pour la première fois, ces trois économistes ont mesuré les effets de la concurrence des travailleurs immigrés sur les destins individuels des travailleurs nationaux européens entre 1994 et 2001, en distinguant le pays de résidence et le niveau de qualification (ouvrier, employé, technicien, cadre).
couleur
    Les chercheurs ont établi que la concurrence des travailleurs immigrés augmente sensiblement la probabilité de promotion des travailleurs nationaux (c'est-à-dire la probabilité de passer, par exemple, d'ouvrier à employé). Plus précisément, une augmentation de 10 % du nombre de travailleurs immigrés augmente de près de 20 % les chances d'être promu dans les quatre années qui suivent pour un ressortissant national.

PROMOTION
    On pourrait craindre que cette amélioration ne se fasse au prix d'un licenciement et d'un passage par le chômage, ou d'un déménagement dans une autre région. Il n'en est rien. La concurrence des travailleurs immigrés n'affecte ni le taux d'emploi, ni la localisation des travailleurs nationaux.
    Non seulement les travailleurs étrangers ne viennent pas évincer les travailleurs européens mais, au contraire, ils accélèrent leur promotion sociale… Le mécanisme à l'oeuvre est assez simple : les travailleurs étrangers venant occuper les emplois relativement moins qualifiés et moins payés, les nouveaux emplois, plus qualifiés, bénéficient d'abord aux ressortissants nationaux.
    Mais tout cela ne vaut peut-être pas en temps de crise ? Francesco D'Amuri (université britannique d'Essex) et Giovanni Peri ont mené une étude similaire, en utilisant une méthode différente, et portant sur la période 1996-2010 (« Immigration, Jobs and Employment Protection : Evidence from Europe before and during the Great Recession » – « Immigration, emplois et chômage : données européennes avant et pendant la grande récession », Journal of the European Economic Association, avril 2014).
    Ils ont en particulier montré que la réaffectation des travailleurs nationaux vers des tâches plus complexes assorties de salaires plus élevés du fait de la concurrence des travailleurs immigrés, observée avant la crise de 2007-2010, s'est poursuivie pendant celle-ci, bien qu'à un rythme plus modeste.
    L'immigration n'est donc pas une menace pour les travailleurs européens, mais une chance. En martelant le contraire, l'extrême droite mène inéluctablement à une régression économique et sociale. En cédant à la surenchère sur ce thème, les partis de gouvernement ajoutent à une faute morale une erreur économique.

Thibault Gajdos (CNRS, Le Monde du 28/05/14)